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Nous autres Iliens, nous comprenons fort bien les courants et les flux. Nous comprenons que les temps changent et que les conditions changent. Le changement est une chose naturelle.
Ward Keel. Les Carnets.
Béatriz se disait que le capitaine n’avait pas intérêt à tuer Mack, particulièrement dans la mesure où il voulait ménager ses contacts avec les forces de l’extérieur. Mais elle avait renoncé depuis un bon moment à essayer de percer les motivations du capitaine Brood. D’après ce qu’elle avait réussi à comprendre, sa politique consistait à essayer de tourner une mauvaise décision à son avantage en prenant d’autres mauvaises décisions pour brouiller sa piste. Il ne tiendrait pas longtemps à ce rythme-là, mais il était du genre à vouloir tout entraîner, et tout le monde, dans sa chute.
Elle concentra son attention sur la carte qu’elle avait fait apparaître sur le grand écran mural du studio. C’était une carte de Pandore, tournante, qui mettait en évidence, sous la pression d’une touche, les centres de peuplement de la planète, ses secteurs agricoles ou miniers et ses zones de pêche. D’un seul coup d’œil, Béatriz pouvait situer toutes les implantations industrielles, aussi bien sous-marines que côté surface, ainsi que les communautés qui leur étaient asservies, car il s’agissait bien d’un asservissement.
Il avait fallu que son équipe se fasse tuer sous ses yeux pour qu’elle comprenne, aidée par les mises en garde de Ben qui résonnaient encore dans sa mémoire, à quel point le peuple de Pandore, y compris elle-même, faisait corps avec ses chaînes. Il était asservi par la faim et par les manipulations auxquelles la faim donnait lieu, domaine dans lequel le Directeur excellait particulièrement. Il concentrait généralement ses efforts sur la nourriture, les transports et la propagande. Devant Béatriz, sur l’écran géant de l’holovision, s’étalait la géographie de la faim, matérialisée par la pression d’une touche.
Le plus grand complexe industriel de Pandore, côté surface ou sous la mer, était celui de Kalaloch, qui nourrissait le ventre sans fond du Projet Spationef de Flatterie. Il se présentait sur l’écran sous la forme d’une petite cible noire située au centre d’une tache bleue entourée d’une autre plus grande représentée en jaune avec des contours amibiens. C’était ce que l’on appelait la colonie. Le bleu était la ville de Kalaloch proprement dite, où toutes les routes conduisaient à la File ou bien au terminal des transbordeurs. À l’intérieur de cette zone, les gens vivaient dans des ensembles qui ressemblaient à des baraquements ou bien sur les restes des îles organiques échouées sur la terre ferme.
Les taches jaune pâle qui prolongeaient le bleu représentaient les villages de réfugiés. Ces populations de sans-abri affamés, trop faibles pour les tâches des travailleurs ordinaires, étaient pour la même raison incapables de se révolter. Les hommes du Directeur parcouraient chaque jour leurs quartiers pour rassembler quelques heureux élus qu’ils ramenaient en ville dans des camions pour leur faire nettoyer les rues, trier les cailloux et les crottes dans les jardins du Directeur ou chercher des matériaux réutilisables au milieu des ordures. En échange, chacun avait droit à une place au milieu de la File et à quelques miettes de pain dans l’un des centres de distribution parmi la centaine que Flatterie avait fait ouvrir dans le secteur. Même les marchés privés n’étaient que des rejetons de ces centres. Les vrais vendeurs du marché noir disparaissaient avec une persistance à vous glacer le sang.
La sphère de Kalaloch englobait la baie, la base de lancement, le centre industriel, le village, le domaine privé de Flatterie et l’amas d’humanité difforme qui s’entassait à l’intérieur du Périmètre pour s’abriter tant bien que mal des démons de Pandore.
En dehors de cette sphère, Béatriz notait que les autres colonies situées le long de la côte avaient toutes des caractéristiques semblables. Les cibles centrales, plus petites, étaient entourées des mêmes ceintures de pauvreté, des mêmes communautés agricoles et des mêmes villages de pêche, qui constituaient la source traditionnelle de leur nourriture de base. Partout, les gardes de la sécurité abattaient à vue les pillards dans les champs, ainsi que les personnes trouvées en possession de jardinières sur leurs terrasses ou de bacs à cultures illégaux. Lorsqu’un pêcheur était assez hardi pour poser des lignes non déclarées, il risquait également la mort. Tout cela, c’était Ben qui le lui avait appris, et elle en avait elle-même eu des preuves à maintes reprises. Mais elle avait choisi de ne pas y croire. Elle gagnait bien ses points-rations, elle mangeait bien et elle culpabilisait suffisamment à propos de la faim qui régnait autour d’elle pour croire à la propagande de Flatterie sur la production génératrice d’emplois, seul moyen de nourrir les gens.
Depuis près de deux ans, tous les reportages qu’elle avait réalisés concernaient l’emploi, aussi bien sous l’angle des travailleurs que sous celui des donneurs d’emplois. Il y avait longtemps qu’elle n’avait plus arpenté elle-même les rues fangeuses de la faim.
Il n’y a pas eu de création de nouveaux emplois, ces temps derniers, mais il ne fait aucun doute que la population, et en particulier celle des chômeurs, a grandement diminué.
Elle était à présent au-dessus de tout cela, prise au piège et convaincue, mais elle n’avait plus rien à offrir et elle avait tout à craindre.